51

 

Le Président était assis au centre de la grande table de conférence ovale de la salle du Conseil, entouré de onze hommes. Il semblait surpris par leurs mines sombres.

« Je sais, messieurs, que vous êtes curieux de savoir ce que j’ai fait durant ces dix derniers jours et ce que sont devenus Vince Margolin, Alan Moran et Marcus Larimer. D’abord, laissez-moi dissiper vos craintes. Cette disparition avait été combinée à l’avance.

— Par vous ? demanda Douglas Dates.

— Oui. Et aussi par d’autres personnes. Le président Antonov en particulier. »

Ses principaux collaborateurs tressaillirent, le dévisageant un instant avec incrédulité.

« Vous voulez dire que vous avez secrètement rencontré Antonov sans qu’aucun de nous en ait été informé ? lâcha enfin le secrétaire d’Etat sans dissimuler sa consternation.

— Oui, reconnut le Président. Un entretien en tête-à-tête sans idées préconçues et surtout sans les médias pour peser et soupeser chaque mot. Les quatre principaux dirigeants de notre pays face à nos homologues soviétiques. (Il s’interrompit et balaya la salle du regard.) Une manière bien peu orthodoxe de mener des négociations, je vous l’accorde, mais je crois que le peuple m’approuvera quand il sera mis au courant des résultats.

— Pourriez-vous nous préciser où et quand cette entrevue a eu lieu, monsieur le Président ? demanda Dan Fawcett.

— Après avoir procédé à l’échange de yachts, nous sommes montés à bord d’un hélicoptère civil qui nous a déposés sur un petit aéroport près de Baltimore. De là, nous avons emprunté le jet privé d’un de mes vieux amis pour traverser l’Atlantique et atterrir sur une piste abandonnée en plein désert à l’est d’Atar en Mauritanie, où Antonov nous attendait.

— Je croyais… ou plutôt on m’a dit qu’Antonov était à Paris la semaine dernière, intervint Jesse Simmons, le secrétaire à la Défense, d’une voix hésitante.

— Georgi s’est effectivement arrêté à Paris pour conférer brièvement avec le président L’Estrange avant de continuer sur Atar. (Le Président se tourna vers Fawcett.) A propos, Dan, je vous félicite pour votre mise en scène.

— Nous étions à deux doigts d’être découverts.

— Pour le moment, je vais me contenter de démentir cette histoire de double, affirmant que c’est trop absurde pour seulement mériter un commentaire. Tout sera expliqué à la presse, mais pas avant que je ne sois prêt. »

Sam Emmett, le directeur du F.B.I., planta ses coudes sur la table et, fixant le Président dans les yeux, lui demanda :

« Saviez-vous, monsieur, que l’Eagle a coulé et que tout l’équipage s’est noyé ? »

Le locataire de la Maison Blanche parut un instant stupéfait puis il secoua la tête :

« Non, je l’ignorais. J’aimerais que vous me fournissiez un rapport détaillé à ce sujet, Sam. Le plus tôt possible.

— Il sera sur votre bureau dès la fin de cette réunion. »

Douglas Oates s’efforçait de ne rien laisser paraître de ses sentiments. Il était inimaginable qu’une rencontre de cette importance, engageant l’avenir de la planète, eût pu se tenir sans la participation du Département d’Etat. C’était absolument sans précédent.

« Je pense que nous sommes tous désireux de savoir de quoi Georgi Antonov et vous avez discuté, fit-il avec raideur.

— Nous avons très bien travaillé, grâce surtout à des concessions mutuelles, répondit le Président. Le plus urgent dans le calendrier était le problème du désarmement. Antonov et moi avons élaboré un accord en vue de cesser la fabrication de tout missile et d’entamer un programme de démantèlement. Nous sommes arrivés à une formule assez complexe. Disons, pour simplifier, que chaque fois qu’ils détruisent un missile nucléaire, nous en détruisons également un. Des observateurs neutres ont été chargés de veiller au bon déroulement des opérations.

— La France et l’Angleterre n’accepteront jamais une telle proposition, déclara Oates. Leur arsenal nucléaire est indépendant du nôtre.

— Nous commencerons par les engins à longue portée, répliqua le chef de l’exécutif sans se laisser démonter. L’Europe finira par suivre. »

Le général Metcalf intervint alors :

« A première vue, je dois avouer que ces conditions me semblent d’une incroyable naïveté.

— Ce n’est qu’un début, affirma le Président, inébranlable. Je suis sûr qu’Antonov est sincère et j’ai l’intention de prouver ma bonne foi en poursuivant le programme de démantèlement.

— Quant à moi, je réserve mon jugement tant que je n’aurai pas étudié toutes les clauses du traité, déclara Simmons.

— Je comprends.

— De quoi d’autre avez-vous parlé ? demanda Fawcett.

— D’un accord commercial. En résumé, nous avons décidé de laisser les Russes transporter les céréales qu’ils nous achètent à bord de leurs navires marchands. En contrepartie, ils s’engagent à payer nos producteurs aux cours mondiaux les plus élevés et surtout à ne pas s’approvisionner auprès d’autres pays tant que nous respecterons les termes des contrats. Bref, les Etats-Unis deviennent les fournisseurs exclusifs de l’Union soviétique dans le domaine agricole.

— Et Antonov a avalé ça ? s’étonna le secrétaire d’Etat. Je n’imagine pas ce vieux renard accorder un contrat d’exclusivité à un pays quelconque.

- Il m’a donné ses assurances par écrit.

— C’est bien beau, lança Martin Brogan, le chef de la C.I.A. Mais j’aimerais qu’on m’explique comment la Russie pourra se permettre des achats massifs de céréales. Les pays satellites n’honorent plus leurs dettes à l’Ouest et l’économie soviétique est au bord du gouffre. Ils ne peuvent même plus assurer la paye de leurs militaires et de leurs fonctionnaires, sinon avec des bons d’alimentation et d’habillement. Qu’est-ce qu’ils vont utiliser comme monnaie ? Nos agriculteurs ne sont sûrement pas disposés à faire crédit aux communistes. Ils ont besoin de liquidités pour rembourser les annuités de leurs propres emprunts.

- Il existe une solution.

— Votre programme d’aide aux pays de l’Est ? » avança Fawcett.

Le Président acquiesça :

« Antonov accepte le principe de mon plan d’assistance économique.

— Si vous me permettez d’exprimer mon opinion, monsieur le Président, je dirai que votre plan ne résout rien, déclara Oates en s’efforçant de maîtriser le tremblement de ses mains. Ce que vous proposez, c’est de donner des milliards de dollars aux communistes pour qu’ils redressent leur économie et achètent des céréales à nos producteurs. C’est en quelque sorte déshabiller Pierre pour habiller Paul avec nos contribuables pour payer la note.

— Je suis d’accord avec Douglas, affirma Brogan. Quel bénéfice pourrions-nous en tirer ? »

Le Président considéra ses conseillers avec une expression résolue.

« J’ai décidé que c’était la seule façon de démontrer une fois pour toutes aux yeux du monde qu’en dépit de sa monstrueuse machine militaire, le système de gouvernement soviétique est un échec qui ne mérite en aucun cas d’être copié ou envié. Si nous agissons comme je le désire, aucun pays ne pourra plus jamais nous accuser d’impérialisme et aucune campagne soviétique de propagande ou de désinformation lancée contre nous ne sera plus prise au sérieux. N’oubliez pas que les Etats-Unis ont aidé leurs ennemis à rétablir leur économie après la Seconde Guerre mondiale. Et aujourd’hui nous avons l’occasion de faire de même avec une nation qui n’a cessé de condamner nos principes démocratiques. Je suis sincèrement persuadé que nous devons saisir cette chance unique de préparer la voie de la paix aux générations futures.

— Pour être franc, monsieur le Président, je pense que votre grand dessein ne changera rien, intervint le général Metcalf. Dès que leur économie se sera redressée, les dirigeants du Kremlin reprendront leurs discours bellicistes. Ils n’accepteront jamais de renoncer à soixante-dix ans de course aux armements et de stratégie expansionniste par simple gratitude à l’égard des Etats-Unis.

— Le général a raison, approuva le directeur de la C.I.A. Les dernières photos transmises par nos satellites montrent que, pendant que nous parlons, les Russes installent leurs nouveaux missiles SS-30 le long de la côte nord-est de la Sibérie, tous pointés sur des villes américaines.

— Ils seront démantelés, affirma l’occupant de la Maison Blanche d’un ton qui n’admettait pas de réplique. Du moment que nous connaissons leur existence, Antonov ne pourra pas revenir sur ses engagements. »

Douglas Oates était maintenant furieux et il ne se souciait plus de le cacher.

« Tous ces discours ne sont que pure perte de temps, lança-t-il en regardant le Président droit dans les yeux. Aucune de ces mesures ne peut être prise sans l’accord du Congrès. Et je doute, monsieur, que vous l’obteniez.

— Le secrétaire d’Etat n’a pas tort, fit Fawcett. Le Congrès devra débloquer les fonds et, compte tenu de sa position actuelle après les incursions des troupes soviétiques le long des frontières turque et iranienne, je crains fort que votre programme ne finisse enterré dans les diverses commissions. »

Les hommes installés autour de la table ressentaient à présent un malaise certain, ils venaient de prendre conscience que l’administration du Président ne fonctionnerait plus jamais sur cette base qui avait fait sa force : la cohésion. Les conflits larvés allaient à présent éclater au grand jour. Et, plus grave encore, tout le respect pour le Président et sa fonction avait disparu. Ils ne voyaient plus qu’un homme comme eux, avec ses qualités et surtout ses défauts. Ils se demandaient tous si le Président avait remarqué ce subtil changement d’atmosphère.

Il demeurait silencieux, affichant une étrange expression de ruse tandis qu’une lueur de triomphe s’allumait dans son regard.

« Je n’ai pas besoin du Congrès, déclara-t-il enfin d’un air énigmatique. Il n’aura pas voix au chapitre. »

 

Durant le court trajet qui menait de la salle du Conseil au portail sud, Douglas Oates décida de démissionner de son poste de secrétaire d’Etat. Le Président l’avait tenu à l’écart des négociations avec Antonov et il n’était pas disposé à lui pardonner cette insulte. De plus, il pressentait une catastrophe et il ne tenait en aucun cas à y être mêlé.

Il était sur les marches, attendant sa voiture officielle, quand il vit Brogan et Emmett s’avancer vers lui.

« Pourriez-vous nous accorder quelques instants ? demanda Emmett.

— Je ne suis guère d’humeur à bavarder.

— La situation est grave, insista Brogan. Il faut que nous vous parlions. »

Sa voiture n’arrivant pas encore, le secrétaire d’Etat déclara :

« Allez-y, je vous écoute. »

Le directeur de la C.I.A. regarda autour de lui puis souffla :

« Sam et moi pensons que le Président est manipulé. »

Oates-lui lança un regard sarcastique.

« Manipulé, vous voulez rire ! Il déraille complètement et je refuse de me laisser entraîner dans cette histoire. Je suis persuadé qu’il y a autre chose derrière l’affaire de l’Eagle et, en outre, il n’a toujours pas expliqué où se trouvent Margolin, Larmier et Moran. Désolé, messieurs. Vous êtes les premiers à l’apprendre, mais dès que j’aurai regagné le Département d’Etat, je débarrasse mon bureau et je convoque une conférence de presse pour annoncer ma démission. Après, je prends le premier avion en partance de Washington.

— Nous nous doutions bien de ce que vous aviez en tête, fit Emmett. C’est pour cette raison que nous avons tenu à vous voir avant qu’il ne soit trop tard.

— Qu’est-ce que vous essayez exactement de me dire ? »

Le patron du F.B.I. jeta un coup d’œil vers Brogan pour quêter son appui puis, haussant les épaules, il finit par expliquer :

« C’est difficile à faire comprendre, mais Martin et moi pensons que le Président est soumis à une sorte de… de… contrôle mental. »

Oates ne fut d’abord pas sûr d’avoir bien saisi. Puis il songea que les directeurs du F.B.I. et de la C.I.A. n’étaient pas des hommes à faire de telles affirmations à la légère.

« De la part de qui ?

— Nous croyons qu’il s’agit des Russes, répondit Brogan. Mais nous n’avons pas encore de preuves.

— Nous nous rendons bien compte que tout cela ressemble à de la science-fiction, fit Emmett. Mais cette hypothèse expliquerait tout.

— Mon Dieu ! Et vous pensez que le Président était sous ce… cette influence lors de ses discussions avec Antonov en Mauritanie ? »

Brogan et Emmett échangèrent un regard entendu. Le premier se décida à répondre :

« Aucun mouvement d’avion dans le monde n’échappe à nos services. Je suis prêt à parier que nous ne trouverons pas la moindre trace d’un appareil ayant décollé du Maryland vers la Mauritanie et retour. »

Le secrétaire d’Etat tressaillit.

« La rencontre avec Antonov ? »

Le chef du F.B.I. secoua lentement la tête :

« Elle n’a jamais eu lieu.

— Alors, le désarmement, l’accord commercial, tout n’était qu’affabulation ? fit Oates d’une voix tremblante.

— C’est aussi confirmé par ses vagues dénégations à propos du meurtre de l’équipage de l’Eagle.

— Mais pourquoi avoir conçu un scénario tellement incroyable ? demanda Oates, abasourdi.

— La raison importe peu, répondit Emmett. Ce n’est même probablement pas lui qui en a eu l’idée. Ce qui compte, c’est de découvrir comment, par qui et de quel endroit ses comportements lui sont dictés.

— Nous pouvons y arriver ?

— Oui. C’est pour ça que nous tenions à vous mettre tout de suite au courant.

— Que puis-je faire ?

— Rester en place, répondit Brogan. Le Président est inapte à remplir ses fonctions. Avec Margolin, Moran et Larimer toujours introuvables, vous êtes le successeur désigné par la Constitution.

— Le Président doit être étroitement surveillé jusqu’à ce que notre enquête soit terminée, ajouta le directeur du F.B.I. Avec vous aux commandes, nous aurons la situation en main au cas où il deviendrait nécessaire de l’écarter du pouvoir. »

Oates prit une profonde inspiration.

« Mon Dieu ! fit-il. Tout cela commence à sonner comme une conspiration destinée à assassiner le Président.

— Il faudra peut-être en arriver là », conclut le chef de la C.I.A. d’un air sinistre.

 

Panique à la Maison-Blanche
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